Programmation de l'édition 24-25

La programmation ci-dessous est présentée par Raphaëlle Pireyre.

Raphaëlle Pireyre est critique de cinéma. Elle collabore aux revues AOC, Bref et TROIS COULEURS. Elle intervient régulièrement dans le cadre de Lycéens et apprentis au cinéma auprès des élèves et des enseignants ou dans la rédaction de documents pédagogiques. Elle anime également des ateliers d’écriture critique.

LES LUMIÈRES DE LA VILLE  · CHARLIE CHAPLIN

États-Unis – 1931 – 1h27 – Noir et blanc avec Charlie Chaplin, Virginia Cherrill, Florence Lee, Harry Myers.

Un vagabond timide tombe amoureux d’une aveugle qui le prend pour un homme riche. Le même jour, il sauve du suicide un millionnaire noceur qui lui voue une immense reconnaissance. Mais l’amour et l’argent sont choses bien versatiles...

Mondialement connu pour le comique burlesque de son personnage récurrent de vagabond, Charlie Chaplin, devenu son propre producteur dès 1919, jouit d’une liberté totale lorsqu’il réalise son cinquième long métrage Les Lumières de la ville. La durée hors norme de son tournage – 170 jours – et sa production étalée sur quatre années font qu’il sort en 1931 avec l’obsolescence d’un film non parlant dans un univers totalement acquis aux talkies. De cruel et sournois dans les deux bobines qui ont fait sa gloire dans les années 1910 et 1920, le vagabond est devenu plus consensuel en passant au long métrage. Si Chaplin refuse de le faire parler pour des raisons esthétiques autant qu’économique, il compose néanmoins la partition musicale qui rythme les courses-poursuites, accentue le lyrisme des scènes romantiques et ponctue le film de gags purement sonores.

Au premier regard, le personnage tombe amoureux d’une fleuriste aveugle menacée d’expulsion. Mais un quiproquo l’éloigne d’elle à l’instant même où il règle ses problèmes financiers. Malgré l’apparente ligne claire du récit, Chaplin reste fidèle à la structure de sketchs qu’il a expérimentée pendant les vingt premières années de sa carrière. Nombre de scènes (le suicide, la boxe, le restaurant, le chantier) sont des pantomimes que le metteur en scène a déjà explorées souvent sous formes courtes. S’il prend le romantisme tout à fait au sérieux, Les Lumières de la ville traite avec légèreté de sujets plus graves. Sans un sou en poche, mais tout occupé à ses rêves d’amour, le vagabond rencontre un riche noceur inconsolable d’une rupture sentimentale. En le sauvant du suicide, il s’en fait un ami. Mais le milliardaire oublie chaque fois qu’il est sobre la générosité proche du collectivisme à laquelle l’ivresse l’a poussé. Transfuge de classe express, le vagabond participe à des parties débauchées dont il n’a pas les codes et dont Chaplin s’amuse à détraquer les gestes.

Les revers de fortune brusques auxquels le milliardaire soumet son ami au gré des variations de son éthylisme ont beau être comiques, ils racontent sans fard la violence d’une indifférence de classe et pointent une accélération de la paupérisation (jusqu’à la clochardisation) depuis la Grande Dépression. Le prologue du film, en se tenant quasiment détaché du reste du récit, revendique sa portée politique. Dans un sabir rendu ridicule par sa vitesse accélérée, les officiels se gargarisent de leur générosité envers le peuple. Mais lors de l’inauguration de la sculpture Paix et Prospérité les regards tentent d’éviter le corps endormi du vagabond dans les bras de l’une des statues. À l’art monumental, Chaplin affirme préférer sans conteste celui de la rue. Et qui mieux qu’une aveugle pourrait aimer ce grand cœur, invisible aux yeux de la société ?

BLACK HARVEST · DE ROBIN ANDERSON ET BOB CONNOLLY

Australie, France, Royaume-Uni, Papouasie-Nouvelle-Guinée – 1993 – 1h30 – Couleur avec Joe Leahy, Popina Mai.

La tribu des Ganigas, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, s’apprête à faire la première récolte de café de la plantation qu’elle possède avec un Australien métis, Joe Leahy. Mais les lois du capitalisme ne sont pas reines dans toutes les parties du globe.

Black Harvest clôture la trilogie papoue de Robin Anderson et Bob Connolly, dont First contact, son premier volet, avait été tourné dix ans plus tôt. Fascinés par la découverte des images du premier contact entre la tribu des Ganigas avec l’Homme blanc, Robin Anderson, sociologue de formation et Bob Connolly, alors réalisateur pour la télévision, ont utilisé ces plans datant de 1930 pour questionner de part et d’autre la relation entre colons et colonisés. Dans l’espoir d’y trouver de l’or, les frères Leahy s’étaient aventurés dans les terres intérieures de Nouvelle- Guinée, inexplorées contrairement aux littoraux de l’île. Dans le même village soixante ans plus tard, on retrouve Joe Leahy, le descendant illégitime de l’un de ces premiers explorateurs et d’une femme Ganiga, rendu riche par le commerce du café. Black Harvest, loin de documenter le mode de vie de la tribu, fait surtout le récit d’un empêchement. L’espoir que la plantation de café Kilima, achetée avec Joe, permette aux Ganigas d’accéder à l’économie de marché s’avère très vite être un vœu pieux.

On nous l’annonce dès le titre : la récolte du café ne répondra pas à la promesse d’amélioration des conditions matérielles pour les Ganigas. Ce que traque le film, ce sont les raisons de ce commerce impossible. Dans le sens d’échanges économiques : les aléas financiers tuent dans l’œuf la possibilité des transactions équitables entre Ganigas et Occidentaux. Mais aussi, à un niveau plus métaphorique : pourquoi le commerce ne prend pas entre les us capitalistes qui opposent main d’œuvre et capital, et les coutumes Ganigas dans lesquelles les traditions sont primordiales ? Les allers- retours de cette alliance impossible sont incarnés par deux figures intermédiaires qui naviguent entre les deux mondes, Joe Leahy, que son père n’a jamais reconnu et Popina Mai, un Ganiga favorable aux échanges marchands. Leur alliance puis leur querelle se mettent en scène dans de longues confessions face à la caméra dont la sincérité a été rendue possible par un tournage léger (une équipe minimale composée du couple de cinéastes dont l’homme est à la caméra 16mm et la femme à la prise de son) et long (dix-huit mois passés à vivre sur place).

Black Harvest détourne ainsi la forme du film ethnographique autant qu’il en subvertit le sujet. La forme est celle d’une tragédie qui nous conduit de l’enterrement du Grand Homme Maui à la blessure quasi mortelle de son remplaçant, Popina Mai, qui survivra mais « sombrera dans une profonde mélancolie. » Cette structure circulaire donne le sentiment d’un cycle infernal, d’un fatum incontournable. Quelle que soit la bonne volonté des hommes, ils ne peuvent s’abstraire du tragique inscrit dans la colonisation. Le littéral et le métaphorique s’entrecroisent sans cesse dans Black Harvest. Depuis son titre, qui évoque la récolte du café autant que celle des fruits de la colonisation. Cette noire récolte est celle des grains de cafés noircis sur l’arbre de n’avoir pas été ramassés à temps. Elle est aussi l’héritage funèbre de la colonisation.

THE HOST · BONG JOON-HO

Corée du Sud – 2006 – 2h – Couleur avec Song Kang-ho, Park Hae-il, Bae Doo-na, Ko Ah-sung, Byun Hee-bong.

En plein Séoul, un monstre menaçant surgit du fleuve Han. Incapables de le maîtriser, les autorités coréennes font appel aux Américains pour rétablir la sécurité. D’autant que la créature pourrait transmettre un mystérieux virus ...

Présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2007, The Host a contribué à donner ses lettres de noblesse au cinéma de genre. Pour son troisième long métrage, Bong Joon-ho a tenu à réaliser un film de monstre crédible autant qu’une satire subversive de sa Corée natale. Cette sorte de triton géant se déploie avec force et majesté dans l’eau contaminée du fleuve Han, mais titube maladroitement sur la terre ferme. En la faisant apparaître en plein jour et dès les premières scènes, Bong Joon-ho s’affranchit des codes du film de monstre et affirme son désir de renouveau. La menace de la bête est prétexte à faire le portrait cruel de la Corée, mêlant action, grotesque et lyrisme. Dans ce monde sans mères, la bouche de la créature a l’apparence d’un gigantesque sexe féminin qui ravale ses rejetons (pour mieux les ré-enfanter).

Quand Bong Joon-ho explore l’antre de la bête (qu’il a tenu à filmer en décors réels dans les égouts de Séoul), il s’intéresse autant à l’espace interlope du souterrain qu’à la métaphore d’exploration des sous-couches de la société qu’il charrie. À travers le portrait de la misérable famille Park, le cinéaste utilise le décor pour raconter l’impossibilité de changer de classe sociale dans une société archi-hiérarchisée, tout comme il le fera dans Parasite (Palme d’or en 2019). Dans cette famille aussi dysfonctionnelle qu’aimante, les deux plus jeunes de la fratrie se sont donné du mal pour quitter le petit snack familial et s’élever dans la société. L’aîné, Gang-du, y est resté et y élève sa fille, abandonnée par sa mère peu après sa naissance. Lui-même a gardé une part enfantine et se révèle narcoleptique, irresponsable et si gauche qu’il laisse sa fille se faire kidnapper par le monstre. 

Sa léthargie est évidemment symptomatique de celle d’un pays tout entier, endormi par la désinformation, la malbouffe et les consignes arbitraires d’un pouvoir autoritaire soumis à l’occupant américain. Burlesque dans sa maladresse, Gang-du évoque un mélange entre le vagabond de Chaplin et Dumb & Dumber des frères Farrelly qui donne à ce film horrifique une veine comique et absurde. Le jaune de ses cheveux décolorés tranche avec la grisaille ambiante. Cette couleur vive est aussi celle des combinaisons hermétiques qui permettent de se protéger du monstre et du putatif virus qu’il transporterait, réminiscence du traumatisme du SRAS alors vivace en Asie. Il résonne aussi avec le nom du fumigène utilisé contre la bête (et contre les manifestants), référence explicite à l’agent orange, pesticide déversé par les Américains sur les récoltes vietnamiennes pendant la guerre pour affamer la population.

Se goinfrer ou être dévoré est l’alternative que propose jusqu’à son épilogue The Host, dont le terme ambivalent d’invité/hôte s’entend de différentes manières au cours du récit : le corps qui accueille le prétendu virus, le pays occupé par des forces militaires étrangères, ou la famille qui accueille un enfant affamé.

À L’ABORDAGE · GUILLAUME BRAC

France – 2021 – 1h35 – Couleur avec Éric Nantchouang, Salif Cissé, Édouard Sulpice, Asma Messaoudene, Ana Blagojevič, Lucie Gallo.

Une ronde amoureuse légère et cruelle se forme au cœur de l’été dans un village de la Drôme bordé par une rivière. Parce que ce sont les vacances, toutes les histoires d’amour semblent possibles et le désir d’aimer s’avère contagieux.

Le personnage qui condense le mieux les enjeux de À l’abordage de Guillaume Brac est étonnamment celui d’une jeune femme qu’on ne fait qu’entrapercevoir. Déguisée en pirate, elle joue au détour d’une ruelle un petit théâtre burlesque pour des enfants hilares. On la retrouvera dans la dernière scène, sans son costume, le cœur à nu, fredonnant au bord de la rivière au petit matin. La mise en scène de soi, les atours de la séduction, la maladresse ou les apparences de la confiance en soi, voilà ce qu’expérimentent les jeunes héros de ce film choral. Se passant le relai du récit, ces Parisiens ont pris leur quartier d’été – par habitude, sur un coup de tête ou par accident – dans un petit village drômois. Dans une ronde improvisée, leurs émotions se transmettent de l’un à l’autre, passant par une gamme variée d’états que définissent les lois de l’attraction. Favorisés par le cadre des vacances d’été, les sentiments sont légers et fluides, doux ou cruels. La convergence dans un décor unique, entre le camping et la rivière, amène des jeunes issus de milieux très différents à se croiser. Ces jeux de l’amour et du hasard se couvrent de l’ombre des effets de la domination sociale.

Comme la plupart des films de Guillaume Brac, ce quatrième long métrage poursuit moins un grand trajet linéaire qu’il ne musarde le long de sentiers de traverse. L’histoire est faite de chemins qui bifurquent par rapport aux attentes initiales et elle progresse par petits ratages ou légères déconvenues. Surprendre Alma sur son lieu de vacances familiales n’était pas une si bonne idée, mentir à son patron, choisir le canyoning et prendre deux passagers en BlaBlaCar dans la berline familiale non plus. Mais dans le second mouvement du film, les crises de l’exposition se résolvent en micro dénouements qui ont tantôt le goût amer de la désillusion, tantôt la douce saveur de l’inespéré.

L’imprévu, le film s’y ouvre d’ailleurs par son dispositif de mise en scène. Commande du Conservatoire National d’art dramatique, À l’abordage s’est construit, malgré son budget modeste, sur un travail au long cours entre le cinéaste et de jeunes comédiens. Ces acteurs encore en apprentissage et dont c’était, pour la plupart, la première fois au cinéma, ont nourri de leurs suggestions et expériences personnelles la chair de leurs personnages. Cette genèse longue et inhabituelle que suit un tournage à équipe légère tient la main aux traditions frondeuses d’Éric Rohmer et Jacques Rozier. Dans les dialogues écrits avec précision et les cadres fixes, la mise en scène, faite de longs plans larges, laisse aux acteurs la latitude de s’approprier leur place dans le décor, de se laisser glisser dans le réel des situations comme le bouchon au gré de l’eau, ainsi que l’aurait préconisé le cinéaste Jean Renoir et tel que le cours de la Drôme les y invite.

FREDA · GESSICA GÉNÉUS

Haïti – 2021 – 1h33 – Couleur avec Néhémie Bastien, Fabiola Remy, Djanaïna François, Jean Jean.

Freda vit avec sa mère, sa jeune sœur et son frère dans un quartier pauvre de Port-au-Prince. Elle voudrait étudier et s’engager pour infléchir la politique corrompue de son île, mais lutter contre la pauvreté au quotidien est une activité à plein temps.

À l’université d’anthropologie de Port-au- Prince où étudie Freda, les cours se transforment en agora où chacun exprime ses idéaux politiques et la nécessité de s’affranchir de l’héritage colonial. Passées les portes de la fac, la liberté de parole et l’égalité d’expression entre garçons et filles ne sont plus si évidentes. Contrairement à leur frère Moïse, Freda et Esther doivent aider leur mère à assurer la subsistance de la famille dans leur petite épicerie familiale. Unies dans les difficultés, les deux sœurs ne caressent pas les mêmes espoirs d’avenir en dehors de la petite maison familiale. À l’orée de l’âge adulte, dans un pays où 70 % de la population est jeune, elles balancent entre rêve et pragmatisme.

Dans son documentaire Douvan jou ka leve réalisé en 2017, la cinéaste Gessica Généus questionnait l’identité haïtienne à travers le portrait de sa mère qui, un jour a soudainement quitté le foyer. Son premier long métrage de fiction interroge le grand dilemme de son île : partir ou rester. Les deux héroïnes sont comme les deux faces d’une même médaille, entourées de tantes et cousines qui rendent plus complexe ce dégradé de destins féminins. Autour d’elles, les hommes ont le super pouvoir de s’évanouir dans la nature : la figure paternelle absente, les amants d’Esther qui ne font que passer, l’amoureux de Freda, artiste exilé qui revient épisodiquement au pays. Plus cruellement, le film s’ouvre sur le cauchemar d’une agression sexuelle qui réveille Freda en sursaut et jette sur tout le film l’ombre de ce traumatisme ancien qui fait des hommes l’ennemi intime.

Le destin de ces deux figures tragiques s’inscrit dans la réalité du décor haïtien où le tournage s’est déroulé en tout juste un mois, avant le Covid, dans une atmosphère de très grande contestation populaire que saisit en conditions réelles la caméra de la cheffe opératrice Karine Aulnette, rompue aux tournages documentaires sur le vif. Les cadres favorisent les plans larges qui évitent l’artifice du champ-contrechamp pour laisser habiter l’espace par plusieurs personnages à la fois, découvrant les rues où se passe la majeure partie de la vie des Haïtiens qui fuient leurs logements exigus. On sent l’expérience d’actrice de la cinéaste dans la subtilité avec laquelle elle dirige ses comédiens qu’ils soient professionnels comme Néhémie Bastien ou qu’ils aient été castés au hasard des rencontres dans la rue comme Fabiola Rémy.

Nom d’une divinité du vaudou, Freda désigne la mère nourricière, sensuelle et aimante. Il n’est pas anodin que le récit débute le 1er novembre, jour de la Toussaint où sont exaltés les dieux de la mort dans la culture vaudou. En affirmant ses traditions séculaires contre le protestantisme imposé par les Blancs (ce à quoi concourt aussi le choix de tourner en créole), Gessica Généus insinue qu’il serait temps pour la société haïtienne de se débarrasser de ses squelettes.